mardi 27 juillet 2010

Que faire des cadavres?

Cher Vandevoorde,
A ce moment du récit, nous ne pouvons qu’espérer que tu sois déjà mort. Car dans la ville évacuée par ceux qui étaient en mesure de le faire, le cauchemar continue.

Le comte de Rochechouart, un Français passé au service du tsar Alexandre, est entré dans Vilnius le 11 décembre. Cité dans «Les oubliés de la Retraite de Russie», il décrit un «hideux spectacle» : «Des monceaux de cadavres gelés…pêle-mêle avec des chevaux … morts de faim, de froid ou par suite de membres cassés…»
Mais aussi l’entassement «des prisonniers, blessés ou malades, Français, Polonais, Allemands, Italiens, Espagnols ou Portugais…» Et «les choses horribles (qui se passent)dans un couvent de Basiliens» : «Non seulement des corps morts, mais des corps qui respiraient encore étaient jetés par les fenêtres de tous les étages de cet immense bâtiment, pour y placer, nous dit-on, les blessés et les malades russes qui arrivaient en foule, dans une proportion effrayante, il est vrai.»
Alexandre de Cheron dans ces «Mémoires inédits sur la campagne de Russie» affirme avoir rencontré «un officier qui me dit avoir été nourri pendant huit jours de chair humaine».
Combien de morts dans les rues de Vilnius? 30.000 à 40.000 selon les sources. Que pouvaient-ils faire avec tous ces cadavres? Les jeter dans le fleuve. Les enterrer dans les cimetières de la ville qui vont vite se révéler trop petits. Les brûler. Mais les habitants vont se plaindre de la puanteur de cette crémation. Avec le dégel, et le pourrissement des corps, le risque d’épidémie va augmenter. Les autorités vont donc imposer le nettoyage des rues. Et la décision va être prise d’enterrer les morts dans les tranchées de défense que vous aviez creusées l'été précédent, «à l'aller». «Les Français ont été enterrés dans les fosses qu’ils avaient eux-mêmes creusées».
Les paysans de Vilna vont se mettre au travail avec leurs charrettes. Cela va durer des jours, peut-être des semaines.
Au-delà du fleuve, le site où sera découvert l'un des charniers
Je te cite le témoignage de Joseph Frank, médecin, créateur avec son père de la chaire de médecine de l'université de Vilnius, dans ses mémoires rédigés en français dont des passages ont été publiés par Libération : «La sépulture en masse fut donc ordonnée. Pour en assurer la régulière exécution, le docteur Becu, en la qualité de professeur de police médicale, fut délégué à cet effet par le maréchal Koutousof…La besogne finie, Becu reçut la croix de Saint-Vladimir de quatrième étape. C'est le premier exemple, je crois, d'un médecin décoré pour avoir enterré beaucoup de monde.»