samedi 9 octobre 2010

Louis XVIII et les prisonniers du Tsar

Cher cousin,

Si tu es mort le 8 décembre 1812 à Vilnius, comme l'a jugé «suffisamment prouvé » le tribunal de Lille, tu n’as donc pas su, à l’époque, ce qu’il était advenu de Georges Dujardin*. Et bien, il a sans doute été capturé par les Cosaques qui sont entrés dans la ville à partir du 10. Dans le registre rougeâtre 21YC192 consulté aux archives de l’armée de terre, à coté de son nom, figure la formule «présumé prisonnier».

 Un parmi tant d’autres. D’après les chiffres publiés par Saint-Pétersbourg en 1813, l’armée du Tsar aurait capturé 33 généraux, 1938 officiers et 116.495 soldats. Certains citent même le chiffre de 200.000 prisonniers.

J’avance maintenant avec précaution car j’ignore si tu étais un fervent admirateur de l’Empereur. Avec la nostalgie, le temps passant, peut-être le serais tu devenu.

 Mais je n’ai trouvé dans les centaines de lettres de Napoléon publiées après la campagne de Russie aucune trace d’une quelconque inquiétude sur le sort de ses soldats perdus, sur l’avenir des prisonniers de ses guerres, aucune compassion pour les familles. Ces quelques lignes qui pourraient avoir été écrites juste après la Retraite, ne sont pas extraites des mémoires de l’Empereur:

«Mon cœur saigne et ma plume se refuse à tracer les particularités de ce retour vers la mère patrie, retour marqué par des calamités dont on ne trouve aucun exemple dans l’histoire moderne, où la France perdit l’élite de ses soldats et de ses officiers, qui mit tant de familles en deuil, qui couta tant de larmes… »
Non, ce n’est pas Napoléon qui s’exprime ainsi, c’est Louis XVIII. Le roi de la Restauration. Il ne cache d’ailleurs pas qu’il était partagé sur la campagne de Russie.
 « Avant de connaitre les fatales conséquences des victoires de Bonaparte, nous eûmes nous autres exilés, de tristes instants à passer. Chaque courrier apportait la nouvelle d’une bataille gagnée, d’une province conquise. Je peindrais mal le trouble où me jeta la prise de Moscou que nous apprîmes avant son terrible incendie. Nous crûmes cette fois que Napoléon avait fixé la roue de la fortune. Le désespoir commençait à nous gagner lorsque nous apprîmes bientôt après que l’armée française plus vaincue par les éléments que par les Russes était en partie détruite et que ses débris regagnaient avec peine la Pologne…Outre le chagrin que j’éprouvais à la perte de tant d’hommes …j’oubliai que ces vaillants soldats avaient combattu contre ma cause, je ne vis que leur malheur et aussitôt écrivit à l’Empereur Alexandre. » Dans cette lettre Louis XVIII demande ainsi au Tsar d’ « adoucir la rigueur de leur sort ».

« Monsieur mon frère,
Le sort des armes a fait tomber a fait tomber entre les mains de Votre Majesté Impériale plus de cent cinquante mille prisonniers, la plus grande partie sont Français. Peu importe sous quel drapeau ils ont servi ; ils sont malheureux ; je ne vois parmi eux que mes enfants. Je les recommande à la bonté de Votre Majesté Impériale ; qu’elle daigne considérer leur malheur, et adoucir la rigueur de leur sort».

Louis XVIII va aussi nommer un «commissaire du roi au renvoi accéléré des prisonniers de guerre se trouvant dans l’empire russe ». Il s’appelait Morrain, et était semble-t-il baron. Mais je n’ai pas trouvé grand-chose sur lui, même pas son prénom. Ce baron Morrain s’est rendu en Russie où il a négocié avec les autorités. Il a même publié des annonces dans les journaux russes.

Louis XVIII

Les retours ont commencé à s’organiser à partir du mois d’avril. Certains sont rentrés par bateaux depuis Riga vers le Havre à l’automne 1814. D’autres sont à pied, après plusieurs mois de marche. Dans le livre «Les Prisonniers de guerre du premier empire» Léonce Bernard cite le témoignage d’Alexandre de Cheron** qui a rencontré en route un soldat français sauvé par une femme à condition d’être épousée: «Ce malheureux était désespéré et eut bien voulu venir avec nous mais il était surveillé… » Là je vois, j’imagine, un sourire glisser sur ton visage.

 Mais reparlons de ton « ami » Georges Dujardin. Par voie maritime ou terrestre, il réintègre le 21ème régiment de ligne en décembre 1814. Et il va toucher un arriéré de soldes pour tout le temps de la captivité et trois de gratifications comme l’avait décidé Louis XVIII. Une disposition exceptionnelle car selon un décret du 17 mars 1804, « pendant le temps de la capture, les soldats ne touchent que la moitié de leurs appointements ».

 Tu te demandes peut-être, de là où tu es, pourquoi Louis XVIII, le roi de la restauration s’est donné autant de mal pour faire rentrer au pays les rescapés de la Retraite de Russie. Pour des raisons essentiellement démographiques. Les guerres napoléoniennes avaient couté la vie à près d’un million de Français. Vous étiez tous morts. La France manquait cruellement d’hommes valides.

*Georges Dujardin est apparu dans ces lettres avec la découverte du jugement du tribunal de Lille en 1825. Son histoire est racontée dans les lettres suivantes, Mort à Vilnius, et Les deux conscrits.
**Alexandre de Cheron a été retenu prisonnier dans la petite ville de Semenov, à plus de mille kilomètres à l'est de Vilnius. Libéré le 22 juin 1814, il n'est arrivé chez lui qu'à la fin de décembre de cette même année.