lundi 18 octobre 2010

Le retour de Georges Dujardin

Cher cousin,
Après des mois de captivité en Russie, Georges Dujardin* est donc rentré dans le Nord avec ses arriérés de soldes et des histoires à raconter – malheureusement, tu le sais,  il n’a jamais su écrire. Si tu avais survécu toi aussi, tu aurais sans doute été invité à son mariage célébré en 1818 à Hem. Le rescapé de la Grande Armée a épousé Henriette Lorthioir. L’état civil de cette ville m’a communiqué les actes de naissance de leurs six filles :  Catherine  Joseph, Victoire Joseph, Sophie Joseph, Joséphine Charlotte, Virginie Appoline  et la dernière en novembre 1839, Clémence Adélaïde. Georges Dujardin aurait-il souhaité un fils ? Au moins il n’en a perdu aucun à la guerre.
Mais comment et pourquoi au début de l’année 1825 rentre-t-il en contact avec Louis Mélino?  A priori, il ne connaît pas cet imprimeur en taille douce, qui n’est entré dans notre famille qu’en  1821, en épousant l’une des filles de ton parrain, Christophe Ribeyre. Catherine Thérèse Joseph Ribeyre  est l’une de tes petites cousines. Née en mars 1802, elle n’avait que cinq ans quand tu es parti à la guerre, dix quand tu as été porté disparu. Mais elle a entendu parler de toi, ne serait-ce que parce qu’elle vient d’hériter d’une partie de ta part de l’héritage de ton grand oncle Castrique. Il faudra que je te raconte cette affaire d’héritage qui va occuper la famille pendant des années.
Avec Louis Mélino, vous vous êtes peut-être croisés, fréquentés  quand vous étiez jeunes, rue des Arts où travaillaient sa mère et la tienne. Il a aussi sans doute aussi été sensibilisé à la  tragédie napoléonienne puisque son père a été soldat. Il était conducteur de charrois dans l’Armée du Nord en 1790.
Comment Georges Dujardin et Louis Mélino se sont-ils rencontrés ? Peut-être grâce à un appel à témoignage que ce dernier aurait fait passer dans un journal de l’époque.

A la médiathèque municipale Jean Levy, les seules éditions disponibles des mois de janvier, février et mars 1825, sont celles de l’Echo du Nord. Elles renferment plusieurs petites annonces par numéro. Ainsi par exemple, le 4 janvier 1825, un jeune homme ayant satisfait au recrutement se présente pour remplaçant ou pour tirer le numéro d’un appelé de 1824, le 5 une personne qui a perdu sa casquette dans la nuit de dimanche apprend qu’elle peut la réclamer rue de la Vieille Comédie, le 9 un cabaretier  annonce un combat de coq de première espèce ce dimanche à deux heures précises, le 10 l’annonce d’une évasion un perroquet vert d’une assez forte espèce (un gros perroquet vert ? ) s’est échappé…
La guerre est toujours présente. Le 4 février est lancé un appel à adjudication publique pour la fourniture de 20.000 shakos d’un nouveau modèle, et le 12, est publiée une petite annonce pour trouver un remplaçant de la taille de cinq pieds trois à quatre pouces pour servir dans le troisième régiment de dragons en garnison à Lille.
 Mais rien, rien, rien dans ce journal concernant un appel à              témoignage sur les conditions de la disparition en Russie du soldat François Louis Vandevoorde. Sur aucun soldat d’ailleurs. Cette petite annonce, si elle existe, a pu être publiée dans de petits journaux spécialisés qui n’ont pas été conservés.
Notons tout de même que le 18 janvier, l’Echo du Nord sort un long article sur le livre que vient de publier le général Comte de Ségur ; une histoire de Napoléon et de la Grande Armée, et des extraits bouleversants sur la Retraite de Russie.
« L’hiver commença avec notre retraite et ce formidable auxiliaire des russes vint souffler la mort dans nos rangs éclaircis…ainsi cette marche si longue n’est qu’un enchainement de désastres, aucune précaution n’a été prise, les hôpitaux, les vêtements,  les munitions de guerre et de bouche, tout manque à la fois… toute la froide inflexibilité du climat était passé dans leur cœur, sa rigidité avait contracté leur sentiments comme leurs figures… et la terreur ne laissait plus de place à la pitié… »
Est-ce que c’est cet article qui a poussé Louis Mélino à relancer cette enquête familiale ?  Ou est-ce la recherche d’une preuve de ta mort pour sortir enfin de la procédure des « absents militaires » ?
*Georges Dujardin apparaît dans ce courrier avec la découverte du jugement prononcé par le tribunal de Lille en 1825 et qui juge « suffisamment prouvé » la mort de François Vandevoorde à Vilnius en décembre 1812.