lundi 2 août 2010

Les registres d'une armée de fantômes

Cher Vandevoorde,
Laissons-là Vilnius et ses rues jonchées de cadavres gelés. Et retournons auprès de tes camarades qui ont réussi à quitter la ville. Les rares informations disponibles sont soigneusement préservées aux archives de l'armée de terre, dans le chateau de Vincennes.

Dans l’historique du 21ème régiment de ligne (classeur 4M25) qu'il termine en 1872, le capitaine adjudant-major Hervieu précise qu’une centaine de kilomètres après Wilna–Vilna-Vilnius – mi-décembre, la décision fut prise de rallier les «débris de l’armée» sur la Vistule. Ceux du 1er corps et donc ceux du 21ème se réunirent à Thorn – Torun - et c’est «vers ce point que les soldats du régiment épars sur toutes les routes furent dirigés».



"Resté en arrière, présumé égaré..."
Le 8 janvier 1813, un premier appel est fait. Sans commentaire, Hervieu indique que ce jour là, «il y avait à l’effectif 34 officiers et 150 hommes en état de porter les armes, parmi lesquels se trouvaient des recrue de la 2eme demi brigade de marche qu’on avait rencontrées en route ».
Un an plus tôt le 21ème régiment de ligne se composait de 4344 hommes.

Derrières ces chiffres, des noms, des signalements, parfois des professions, des batailles et quelques récompenses pour « actions d’éclat », dans les registres-matricules 21YC192 - 21YC193,complétés sans doute dans les premiers mois de 1813.

Antoine Cochegzu, originaire de l’Isle- Adam en Seine et Oise est le premier de la liste. La chance était avec lui : il est parti avec sa solde de retraite en juillet 1812.

Le second Joseph Wecker venait de Gravelines dans le Nord où il est né le 15 mars 1773. Son signalement précise qu’il mesurait 1,67 m, qu’il avait le front haut, les yeux gris et les cheveux châtains. Dans la colonne «Grade et actions d’éclats » est indiqué qu’il a été fait chevalier de la légion d’honneur en 11 aout 1812 puis qu’il est « resté en arrière le 2 décembre 1812 pendant la retraite de Russie, présumé égaré».

« Resté en arrière » puis « égaré » comme on le dirait d’un trousseau de clé. Il y a une autre variante, «resté en arrière, présumé prisonnier». C’est le cas du matricule numéro 3 ; Jacques Longueval, né le 1er mars 1773 à Dunkerque. 1,66 m, front haut, yeux gris. Arrivé au corps le 28 mai 1791 ( ?), promu caporal puis sergent. Encore un chanceux, « resté en arrière, présumé prisonnier… » Puis « rentré le 27 décembre 1814».

Du numéro 4, la famille restera sans nouvelle. Jean Duchêne venait d’Indre et Loire quand il a rejoint le régiment le 15 aout 1791 avec son 1,65 m et ses yeux bleus. Lui aussi est «resté en arrière, présumé égaré».
Et ainsi de suite, en tournant avec précaution les pages jaunies de ces registres bien tenus. Penché par-dessus mon épaule, peut-être Vandevoorde, es-tu à la recherche des noms de tes amis.
Connaissais-tu Pierre Didelet qui porte le numéro 12? Il venait de Dunkerque où il était né en aout 1771. 1,65m, les yeux gris, le nez aquilin. Il a été tué à la bataille de Valentino le 19 aout 1812. C’est l’un des rares morts de ces deux registres.

Jean Gabriel Guigoud venait de Saône et Loire, 1,66m, les yeux gris, le menton long, les cheveux roux. Arrivé au corps 12 aout 1792, promu caporal puis sergent. Encore un chanceux. «Resté en arrière, présumé prisonnier, rentré le 23 mars 1815.»

Pierre Claude Boisvert de Haute-Saone « resté en arrière » lui aussi, « présumé prisonnier » lui aussi mais pas de trace d’un éventuel retour dans le registre.

Idem pour Joseph Bolière, un conscrit du Morbihan, « resté en arrière en décembre 1812, présumé prisonnier ». Sont-ils morts en captivité ?

Je voudrais les citer tous… Notons encore le Vendéen Louis Gillon «resté en arrière à Vilna » –Vilnius – «présumé égaré».

Mais aussi Etienne Chandebeau du Maine et Loire, né en 1774. Il avait fait toutes les campagnes de 1795 à 1812. Son expérience n’a pas suffit. Il est «mort en route pendant la retraite de Russie...des suites de fatigues.»

Ou encore François Hazpin, né en avril 1781, tué au passage de la Bérézina.

Le 1802 s’appelait Emmanuel Goubez, il venait du Nord, était journalier. Arrivé au corps le 14 février 1807, une semaine avant toi, «resté en arrière, présumé prisonnier».

Le 1803 Antoine-Joseph Dubois, né le 8 avril 1787, venu du nord lui aussi, « présumé égaré » mais rentré le 17 janvier 1815.

Le 1806, André Cochy, fils naturel de Félicité Cochy. Il mesurait 1,58m, venait de Valenciennes. Il était charron, est arrivé au corps le 14 février 1807. Est passé voltigeur. « Resté en arrière… présumé égaré ».
Jean-François Derameaux a le matricule 1909. Il était cordonnier. Né le 15 mars 1787, il avait les yeux roux selon son signalement. «Resté en arrière, présumé, égaré…»

Et ainsi de suite en passant du 21YC192 rougeâtre au verdâtre 21YC193. Là, un des rédacteurs semble s’être lassé d’écrire toujours la même chose.
Le « resté en arrière, présumé égaré » ou « présumé prisonnier » est remplacé par un plus clair« perdu en Russie pendant la campagne de 1812 ». Un constat qui s’applique à quatre des six premiers de la première page de ce nouveau registre, à 5 des six suivants, le dernier est porté déserteur.

Puis l’écriture change à nouveau, et la formule « resté en arrière, présumé égaré» revient pour qualifier le destin du numéro 3000, Jean-Joseph Conreur du canton de Noeulx, département de Jemmapes.
Vandevoorde, François-Louis, te voilà page 848 avec le matricule 5085, toi aussi, «resté en arrière, présumé égaré».

Tu es suivi dans ce registre par un groupe de Romains.
André Taloni 5086 arrivé au corps en janvier 1812. A titre de signe particulier, son signalement indique qu’il avait la petite vérole. Avec lui Joseph Sansonnetti et Paul Ercolano, tous les trois « perdus en Russie ». Des pages et des pages d’Italiens « égarés », un cloutier, un commissionnaire, un garçon de boutique, un domestique, un maçon, un cordier, un chapelier, un vigneron, un cultivateur, un cocher, et même un peigneur de chanvre.

Tous soldats disparus d’un régiment qui n’existe déjà plus. Vous êtes tous morts ou presque. Même si la vérité officielle de ces registres n’annonce que quelques décès. Des pages et des pages de mensonges. La répétition des mêmes formules qui ne peut s’expliquer que par des consignes transmises aux officiers d’administration. Les journaux ne diront pas l’étendue de la catastrophe. Les familles vont attendre. La tienne aussi.