samedi 28 août 2010

Les "calembourgs" de la duchesse d’Abrantès

Cher cousin,
C’est terriblement paradoxal je l’avoue, mais en t’écrivant cette lettre, j’ai souhaité que tu ne la lises pas. Qu’une décision volontaire que tu aurais prise, de-ne-pas-aller-voir-le-blog cette semaine, t’empêche de découvrir les blagues, jeux de mots et autres calembours qui s’écrivaient sur les murs ou se racontaient entre amis, après votre dramatique campagne de Russie.
Ainsi en septembre 1813, sur les murs de Florence, (de ton temps le chef lieu de l’Arno, un département français, aujourd’hui capitale de la Toscane italienne), pour critiquer les revers et les pertes de la Grande Armée, trois «placards» ont été repérés sur les murs par un agent de police. Ils portaient ces mots : «Il ne faut plus que deux livres de savon pour faire la barbe aux soldats de Napoléon».

Et ce parti pris d’en rire n’était pas que le fait de la turbulente Toscane, même si elle est souvent citée dans les Bulletins quotidiens* adressés par Savary, le ministre de la police, à l’Empereur. Le «mauvais esprit» se répandait même dans Paris à en croire les Mémoires historiques** de Laure Junot; tu devais avoir entendu parler de son époux, le général Jean-Andoche Junot. Donc, dans ces Mémoires, la duchesse d'Abrantès, c'était son titre, raconte qu’un jour, elle ne précise pas de date, un jour donc «on trouva placardé sous l’un des aigles du coté des Tuileries, au bas de la colonne, un quatrain contre l’Empereur qui était vraiment épouvantable» et qui le mit très en colère :

« Tyran jugé sur cette échasse
Si le sang que tu fis verser,
Pouvait tenir en cette place,
Tu le boirais sans te baisser ».
Dans la presse anglaise

Laure  Junot cite plusieurs autres « calembourgs (qui) revinrent encore se faire voir sur les murs de la demeure impériale» en 1813. Ainsi «l’un d’entre eux disait que Napoléon « était mauvais jardinier…car il avait laissé geler ses grenadiers et flétrir ses lauriers». Et un autre sur le ton d’un adulte grondant un enfant : «Allons ne pleurez pas…qu’avez-vous fait de ces quatre mille cinq cents soldats que je vous ai donné pour vos étrennes, il n’y a pas encore un an ? Où est-elle cette armée ? Je l’ai Papa, je l’ai (gelée)
Et elle insiste : «Ses morsures étaient d’autant plus vives que c’était le ridicule qui était leur venin…Et en France, il est mortel…L’Empereur le savait bien».
 Malgré le contrôle des médias et la censure du courrier, les nouvelles du désastre avaient donc commencé à se propager. Parfois très tôt.

Ainsi dés le 31 décembre 1812, le bulletin de la police note qu’à Münster (qui était alors le chef lieu du département français de la Lippe, aujourd’hui situé en Allemagne), «avant même le 29ème bulletin, il circulait dans quelques sociétés qu’on avait reçu par le Danemark des lettres de la Suède annonçant que la Grande Armée était presque détruite».

Le 9 février, le bulletin de préfecture de la police constate que «depuis quelques jours on remarque que des militaires malades sont amenés à l’hôpital du Val de Grâce, à pied par des camarades ; que la fatigue les oblige à se reposer sur des bornes et que des attroupements se forment ou l’on débite des propos inconvenants».


Le 28 février, le bulletin des journaux étrangers indiquent que «les journaux étrangers sont remplis de prétendues pertes par l’armée française». De "prétendues pertes..."

Et le 9 mars, le préfet de l’Ourthe (l’actuel province de Liège), «marque au ministre que les officiers qui reviennent de l’armée parlent avec peu de circonspection des mouvements des troupes russes et que les lettres du Nord, écrites par des hommes en place, sont toutes alarmantes».

L’information passe, et le « mauvais esprit » se répand.
Le 18 janvier «des placards séditieux ont été trouvés en divers quartiers de Paris et enlevés par des agents de police, on fait des recherches ».

Le bulletin de la préfecture de police du 27 janvier signale que «la mauvaise direction de l’opinion publique nécessitant de faire quelques exemples propres à maintenir les hommes les plus enclins à mal parler des affaires… le préfet de police d’après la décision du ministre de la police a fait amener trois individus désignés comme tenant des propos inconsidérés…»


Le même jour, il note que « l’esprit public est généralement bon à Anvers mais l’administration ne parait pas très zélée pour la diriger dans les circonstances actuelles». On assure que le maire, en parlant des instructions qu’il a reçu du gouvernement, a dit : «On nous recommande de forcer les gens à donner, c’est ce qu’on appelle des dons volontaires ».

Le 6 mars, sur ordre du ministre, sont décidés plusieurs mois de détention «pour des personnes qui tiennent des propos répréhensibles sur Sa Majesté ou des propos alarmants».

Et «autorisation (est) accordée au commissaire spécial de Mayence de faire saisir au bureau des diligences de Cassel tous les exemplaires des journaux…où se trouvent des bulletins russes.»

Suite en avril avec des placards séditieux dans les Deux-Sèvres et des aigles brisés à Avallon.

En cette année 1813, la police secrète avait à fort à faire. A lire ses bulletins, Napoléon devait s'agacer. On peut donc bien l'imaginer, un sourire aux lèvres, en découvrant le 6 juillet 1813, que l’attention du public est «portée sur les lieux où se trouvent l’empereur, sur une nouvelle guerre de journaux liée au retour de (la tragédienne) Melle Georges» avec cette conclusion : «Bienfaits de ces futilités qui occupent les nombreux oisifs de la capitale ».


*Les Bulletins quotidiens adressés par Savary à l’Empereur au premier semestre 1813 sont publiés dans le tome 6 de "La police secrète du 1er empire". Logiquement le deuxième semestre est dans le tome 7.
**Le témoignage de Laure Junot, duchesse d'Abrantès,sur l'année 1813 est à découvrir dans le tome 3 de ses «Mémoires historiques sur Napoléon Ier, la Révolution, le Directoire, l’Empire et la Restauration » (18 tomes au total). Une œuvre écrite de 1831 à 1835 avec le soutien d'Honoré de Balzac.