samedi 4 septembre 2010

Des "pertes ahurissantes"

Cher cousin,
J’ai eu un peu de mal à me procurer le numéro 56 de la revue «Napoléon 1er, le magazine du Consulat et de l’Empire» qui affichait en couverture un dossier sur «les pertes de la Grande Armée ». J’espérais y trouver une réponse à la question que je lis sur tes lèvres depuis longtemps, celle du nombre de morts pendant cette campagne de Russie. Une question que se posait aussi Napoléon à la fin de l’année 1812, et au début de 1813.

Le 30 décembre, après avoir envoyé plusieurs courriers à tous les corps d’armée, l'empereur fait part de son impatience auprès de Louis Napoléon : «Il me tarde de connaitre la situation exacte de l’armée».
Le 24 janvier, il attend encore un « état constatant l’effectif de l’armée». Mais il semble s’être fait une raison. Dans une note dictée en conseil des ministres sur les effectifs, il se perd dans les chiffres, et le montant des soldes à payer avec ce commentaire qui peut être jugé pragmatique, voire cynique : « Il y aura des réductions à faire».
Car comme l’écrit Jean Morvan dans son «Soldat impérial», «la mort règle les créanciers»; autrement dit, il n’y aura pas de soldes à payer pour les soldats morts. Combien est-ce que l’armée te devait à toi*, cher cousin ?

Combien de morts donc pendant cette Campagne de Russie ? Personne ne le sait. Et dés l’après-guerre, les témoins, avant les historiens, se sont déchirés sur cette question.

Le général Gourgaud**, premier officier d’ordonnance et aide-de-camp de l’empereur, avait ainsi publié en 1827 un « ouvrage critique » de celui du comte de Ségur sur la Campagne de Russie. Que restait-il de la Grande Armée selon de Ségur ; «Deux rois, un prince, huit maréchaux suivis de quelques officiers, des généraux à pied, dispersés et sans aucune suite, et enfin quelques centaines d’hommes de la vieille garde, encore armés… »
Face à cette « exagération » incontestable, le général aligne des chiffres, ceux de « l’évaluation évaluation réelle faite à cette époque » des troupes qui ont repassé le Niémen à la mi-décembre, il trace une barre horizontale sous ces chiffres, additionne, et abouti à un total de 127.000 hommes.
Dans sa »Nouvelle histoire du 1er empire, Thierry Lentz nous donne de quoi passer à la phase suivante, la soustraction. Car selon lui «450.000 à 500.000 hommes passèrent le Niemen en juin 1812, ils furent rejoints par 150.000 autres soldats en cours de route».
Carte figurative des pertes de la Grande Armée pendant la campagne de Russie dressée par M.Minard, Inspecteur Général des Ponts et Chaussées en retraite en 1869
Addition puis soustraction: à la mi-décembre 1812, il y avait presque un demi-million d’hommes disparus. Mais certains "égarés" ou d'autres qui s'étaient cachés, vont passer les lignes au cours des semaines suivantes. Thierry Lentz cite Pierre Larousse ; «300.000 hommes ne repassèrent jamais le Niemen », et Jean Tulard qui évalue à 380.000 soldats les « pertes totales en morts, prisonniers ou déserteurs…» Et il conclut sur un chiffre proche de 200.000 victimes dans les rangs de la Grande Armée. Un chiffre qui n’inclut par les 150.000 à 190.000 prisonniers fait par Koutouzov, qui furent « globalement maltraités » comme le furent d’ailleurs les Russes prisonniers des Français.
L’Américain Curtis Cate dans la « Campagne de Russie »  parle de pertes « ahurissantes » et il donne à peu près les mêmes chiffres : 125.000 tués au combat, 100.000 morts de faim, de froid ou de maladie et 190.000 prisonniers.

Le général Gourdaud lui s’agace : «Dans chaque régiment, on avait une idée à peu près fixe du nombre des hommes tués, des hommes blessés et aux hôpitaux. On n’en avait point sur les hommes morts de froid ; mais on avait des données sur ceux qu’on présumait prisonniers. Pourquoi, depuis 8114, s’est-on tu sur le nombre de ceux qui sont rentrés ?» Et sur le nombre des morts en captivité ?

Dans ces "Mémoires inédits sur la Campagne de Russie", Alexandre de Cheron, qui a été captif lui aussi,  estime que sur la grande quantité de prisonniers, "il n'en retourna pas pas en France la vingtième partie". Et il donne des exemples; sur les 30.000 prisonniers faits à Vilnius, "il n'en resta pas dix mille", "sur un détachement de onze mille hommes pris à Borisov, il en est échappé soixante trois, le reste est mort de froid".

Cher cousin, puisque je vois bien que la question t’intéresse, j’ai pensé à prendre comme référence les 550 conscrits de Lille qui ont rejoint comme toi le 21ème régiment de ligne en 1807. Malheureusement, l’imprécision des registres ne permet pas de savoir combien d’entre eux étaient encore en vie en 1813.

Il a donc fallu des mois pour que les Français à Paris comme ailleurs commencent à mesurer la véritable ampleur de la catastrophe. Dans le tome 3 de ses Mémoires, la duchesse d’Abrantès raconte une colère de son époux, le général Junot à propos d’un article lu dans le Moniteur « sur la rentrée en France d’une partie des troupes revenant de Russie : il fit entendre une sorte d’imprécation : n’est- ce pas une chose indigne du grand cœur de l’empereur…de vouloir cacher à la nation qu’elle a perdu ses fils !... Et comment le celer d’ailleurs !... » Et elle continue en racontant que «vint un temps où le vêtement de deuil semblait être la couleur nationale ».

*Selon le Journal Militaire de 1811,  un fusilier en campagne gagnait 55 centimes par jour. Tu es entré le  24 juin 1812 en Russie, et sans doute mort le 8 décembre. Ce qui nous fait sans chipoter 167 jours, et donc 91,85 francs de l’époque. La France te doit donc 522 euros.

**Lire la biographie de ce proche de l'empereur sur le site de la Fondation Napoléon.