samedi 11 septembre 2010

Les absents militaires

Cher cousin,
Dans le registre de ton régiment, je ne m’étais pas encore intéressée à ces quelques mots ajoutés après ton nom, plus de dix ans après ta disparition ; «Certificat d’absence, avril 1823, ministère de la Justice 576=16».
De quoi s’agissait-il ? Sans doute d’un jugement de déclaration d’absence, une procédure prévue par le code Napoléon depuis mars 1803 qui permettait de régler les litiges liés aux personnes disparus.
Puisque tu l’as bien compris, vous n’étiez pas morts, enfin pas officiellement, juste "disparus" et donc juridiquement «absents». Les chifres eux restent mystérieux: étais-tu le 16ème cas d'un total de 576?


Dans le code Napoléon donc, l’article 115 du chapitre II « De la Déclaration d’absence » précise que «lorsqu’une personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n’en aura plus eu de nouvelles, les partis intéressés pourront se pourvoir devant le tribunal de première instance, afin que l’absence soit déclarée.» Le tribunal devait alors ordonner une enquête et envoyer les jugements au grand-juge ministre de la justice. Et c’est un an après, seulement, que sera rendu le jugement de déclaration d’absence. C’est alors que les «héritiers présomptifs pourront se faire envoyer en possession provisoire des biens qui appartenaient à l’absent».
« Possession provisoire ». Les droits de l’absent sont préservés au maximum. L’article 125 précise que «la possession provisoire » n’est qu’un « dépôt », qui les «rendra comptable auprès de lui, en cas qu’il reparaisse ou qu’on ait de ses nouvelles ». De même, ceux qui ont obtenu cet «envoi provisoire» devront faire procéder à l’inventaire du mobilier et des titres de l’absent, en présence du procureur impérial au tribunal de première instance, ou d’un juge de paix requis par ledit procureur impérial ». Et l’article 128 indique que «tous ceux qui ne jouiront qu’en vertu de l’envoi provisoire, ne pourront aliéner ni hypothéquer les immeubles de l’absent». Un provisoire qui ne deviendra définitif qu’au bout de 30 ans. Ou «s’il s’est écoulé 100 ans révolus depuis la naissance de l’absent».
J’ai donc commencé par retourner aux archives départementales du Nord où sont préservées les archives des tribunaux. Mais ton nom n’apparaissait dans l’index, ni en 1823, ni d’ailleurs en 1822. Etape suivante, les Archives Nationales, à Paris, où j’ai appris que cette procédure avait été simplifiée et accélérée pour les militaires par une loi votée le 11 janvier 1817.
Précision hors sujet et donc entre parenthèses, juste après le vote de cette loi, la Chambre des députés devait entendre  le rapport de la commission spéciale chargée d’examiner la proposition relative à la responsabilité des ministres. Cette commission a fait part à la Chambre des circonstances qui l’obligent à différer son rapport... »
La loi sur les absents militaires concernait ceux qui étaient considérés comme disparus depuis le 21 avril 1792 jusqu’au traité de paix du 20 novembre 1815. Les requêtes de leurs familles étaient transmises «sans délai» au ministre de la Guerre par l’intermédiaire du tribunal de première instance de leur domicile, et du ministère de la Justice. Celui-ci était chargé d’assurer la publication de ces requêtes au Moniteur sous forme d’Etats. Les jugements ne devaient intervenir qu’au bout d’un an.

 Dés le 8 avril 1817, presque aussitôt après le vote de la loi,ce journal avait publié un premier « Etat des déclarations et des demandes adressées à Mr le Garde des Sceaux pour faire déclarer l’absence ou constater le décès des militaires". Le premier cité s’appelle Laurent-Ignace Genton. Il appartenait au 11e bataillon du train d’infanterie et venait de Montélimar.

 Puisque ton certificat d'absence date d'avril 1823, c'est le premier semestre de cette année qui m'intéresse. Dans l’édition du 18 janvier, presque toute la une du Moniteur, environ les deux tiers, est consacrée à la publication des noms de ces "absents". Tu te rends compte? Presque toute la première page! Une page et demi le 9 mai, une nouvelle série le 5 juillet, puis toute la une le 14 juillet ; encore des dizaines et des dizaines de noms dont celui d’un soldat du 21ème de ligne; Pierre François Plankeel qui venait de Dunkerque. Mais aucune indication sur les batailles auxquelles il a participé, ni sur la date de sa «disparition». Ni aucun François Louis Joseph Vandevoorde.

Une page et demi encore le 28 juillet, une vingtaine de noms le 21 août, toute la une le 1er septembre, avec un Jean Nouvel (c’est le nom aujourd’hui d’un des plus célèbres architectes français) embarqué sur la Sémillante, (une frégate célèbre elle pour son naufrage en 1855). Puis un Marie François Henry de la Bigne qui était capitaine au 2ème régiment d’artillerie à cheval de l’ex-garde. Demande déposée au près du tribunal de Versailles.

Encore des dizaines de noms à la Une du Moniteur du 17 septembre, et un «bulletin de santé» publié en page 3 que j’ai commencé à lire, je ne sais pas trop pourquoi. Il est daté de 7 heures du soir et informe qu’un «3ème pansement vient d’être fait à la fracture (l'os concerné n'est pas précisé) du prince, que les rectifications ont été apportées tant dans la position du membre que dans l’appareil ». Et il précise que S.A.S. (autrement dit son altesse sérénissime, s’agit-il du duc d’Orléans ?) est «dans un état satisfaisant sous tous les rapports». Autre bulletin daté de 7h du matin à propos du même: «Le pansement d’hier a occasionné cette nuit un peu d’agitation…» Puis celui du lendemain à six heures du matin ; «Il a été permis a Monseigneur de prendre un peu de nourriture…»

Ainsi rassurée, je peux continuer à feuilleter les pages du Moniteur. Le 19 octobre, la une est encore occupée aux deux tiers par des séries de noms d’absents présumés ou déclarés, dont celui d’un soldat du 21ème de ligne, le fusilier Joseph Antoine, qui venait d’Avesnes dans le Nord. Je vais en découvrir un autre dans celle du 12 décembre ; Pierre-Jacques Simoens, de Dunkerque. Et ainsi de suite.

L’année 1823 dépouillée, passons au 1er semestre 1824. Le 5 février, les deux tiers de la Une sont consacrés aux absents. C’est encore le cas le 10 février. Le 18 février, la lassitude peut-être, j’ai cette fois l’œil attiré par une information en provenance de la préfecture de police qui signale qu’en octobre 1823, 374 contraventions concernaient des «voitures en général» en maraude, abandonnées, mal tenues, mal dirigées, causant de l’embarras, dépourvue d’estampilles, de lumières des cochers refusant de marcher ; exigeant une surtaxe ; recevant des individus sur leur siège…» Je précise pour les internautes du 21ème siècle, que bien sûr, il s’agissait de véhicules tractés par des chevaux.

Mais revenons à nos absents militaires. Le 26 février puis le 22 mars, ils occupent à nouveau presque toute la une. Tiens, encore un soldat du 21ème de ligne, il s’appelait Alexandre Lesurque et venait de Paris. Le 26 mai, deux Lillois parmi les noms cités; Jean-Baptiste Duvivier qui appartenait à la 2ème demi-brigade, et Alexandre-Joseph Leclercq du 30ème régiment de ligne. Le 24 juin encore une page entière. Mais de toi, pour le moment, aucune trace.


Aux archives nationales, j'ai aussi appris que la majeure partie des dossiers concernant les absents militaires a été «mise au pilon» en 1932. Et le registre BB/14/3, dans lesquel aurait pu être ton dossier, est considéré comme en trop mauvais état pour être disponibles directement à la consultation. Après presque deux semaines d'attente, j'ai fini par obtenir une autorisation de le consulter. Un peu déçue, je me retrouve confrontée à un gros registre qui répertorie, avant publication par le Moniteur, tous les Etats d'absence, de 1819 à 1823. Comment te retrouver dans cette masse de noms? C'est à ce moment là que j'ai repensé à la référence de ton certificat d'absence 576 = 16. Tu étais le 16ème du 576ème Etat. Et te voilà, François Louis Vandevoorde. Tu es cité dans l'Etat du 1er juillet 1822, qui sera publié par le Moniteur le 5 du même mois, et transmis au procureur du Roy le 24 mai 1823. A quoi correspond donc la date d'avril 1823 cité par le registre du régiment? Peut-être à la transmission au ministère de la Guerre...