samedi 17 juillet 2010

Journées d'enfer à Vilnius

Cher Vandevoorde,
Décidément rien ne vous fût épargné. Après des centaines de kilomètres dans le froid, après avoir souffert de la faim, harcelés par les cosaques, vous espériez à Vilnius pouvoir enfin reprendre des forces. Manger et vous reposer. Un rêve qui va tourner au cauchemar.

«Rassuré par les états d’approvisionnements que le duc de Bassano vient de lui envoyer » Napoléon a confié le commandement de l’armée à Joachim Murat, précise Jacques Marquet de Montbreton de Norvins dans son «Histoire de Napoléon". Sur ce dernier, son jugement tient en quelques mots : « Murat ne fit rien qui fût digne d’un lieutenant de Napoléon». Car le roi de Naples va bientôt filer lui aussi. *
De cette armée abandonnée, Florent Guibert, sergent-major au 26ème régiment d’infanterie légère fait un tableau effrayant : «Semblable à la chaîne des forçats, ou convoi funèbre, aucun d’eux n’avait conservé les marques militaires, haillonnés, ou couverts de peaux de loups, moutons et habits de paysans de différentes couleurs. Si l’on découvrait par un trou quelques figures, elles étaient noires, maigres, le plus grand nombre la tête couverte par une jupe, ne laissant ainsi que je l’ai dit qu’une ouverture pour se voir conduire». 
La surprise est totale pour la majorité des habitants de Vilnius raconte le colonel Pelet qui commandait le 48ème régiment d’infanterie de ligne :
«C’était un spectacle bien extraordinaire pour nous que cette ville où tout était dans le calme le plus parfait, les dames aux croisés ; il dut l’être bien davantage encore pour ces habitants qui voyaient revenir, ainsi frappée de la destruction, une armée qu’ils avaient vue si belle, si imposante ; ils avaient préparé des arcs de triomphe…»

Le général de Ségur qui était l’aide de camp de l’empereur ne peut que le constater lui aussi : « La capitale de la Lituanie ignorait nos désastres » continuent le général de Ségur ; «quand tout à coup 40.000 hommes affamés la remplir de cris et de gémissements ! A cet aspect inattendu, ses habitants s’effarouchèrent : ils fermèrent leurs portes…»

Mais le pire, c’est que les officiers de l’administration vont faire la même chose. Dans «Le soldat impérial» Jean Morvan explique ainsi qu’une partie de ces réserves a été laissé «à découvert» : «La plupart sont gelés. L’ordre est de n’en donner qu’aux corps constitués».

« Aux magasins c’étaient des formalités bien intempestives, puisque, les corps étant dissous et les soldats mêlés, toute distribution régulière était impossible» constate le général de Ségur: «Il y avait là quarante jours de farine et de pain, et trente six jours de viande pour cent mille hommes. Aucun chef n’osa donner l’ordre de distribuer ces vivres à tous ceux qui se présentaient…On laissa plusieurs heures nos malheureux compagnons d’armes mourir de faim devant ce grand amas de vivres dont l’ennemi s’empara le lendemain…»

Et il n'est pas le seul à déplorer cette décision de l'administration. AInsi Kausler, qui a écrit le texte illustrant les esquisses réalisées par Faber du Faur, décrit le "spectacle déchirant de voir ses malheureux, couverts de lambeaux, errer en furieux dans les rues par un froid de 28°, suppliant, menaçant, cherchant en vain à pénétrer dans les demeures. Il n’y a pas jusqu’aux magasins qui ne leur soient interdits, faute de pouvoir présenter une permission par écrit ».

Et le lieutenant de Brandt, de la 2ème légion de la Vistule rappelle que «les magasins d’Orscha et de Smolensk avaient été pillés ; on croyait possible de soustraire au même sort les immenses approvisionnements réunis à Vilna. Dans d’autres circonstances, c’eût été là une sage mesure. Mais le 8 décembre 1812, cette consigne était inhumaine et inutile».

Inhumaine, inutile et inefficace car comme le note Henri Scheltens du régiment des fusiliers de la garde impériale :«La ville fut saccagée et les magasins pillés. Nous étions encore une trentaine du régiment, tout compris, sans chef. Plus de commandement. Chacun pour soi. Nous étions bien armés et j’assure qu’il ne faisait pas bon nous résister. Nous pillâmes le magasin aux vivres de l’état-major et de l’empereur».


"Murat ne fit rien qui fût digne d'un lieutenant de Napoléon"
Dans ces "Souvenirs", le comte de Rochechouart, un émigré passé au service du tsar, racontera, après l'entrée des R usses dans la ville, le «mouvement produit par les continuelles distributions de toutes choses tirées des immenses magasins laissés par l’administration française…»

Dans tous ces témoignages, aucun de concerne spécifiquement le 21ème de ligne, ni même le 1er corps. Juste cette mention dans le témoignage du général de Ségur sur «les soins de plusieurs chefs, dont Eugène et Davout, qui permirent d'ouvrir quelques refuges». Si tu étais toujours vivant, peut-être as-tu été l'un des chanceux qui vont en bénéficier.

Dans cette ville aux rues jonchées de cadavres, quelques-uns vont ainsi réussir à s’approvisionner, d’autres seront accueillis par la population, nourris et réchauffés. Mais déjà le canon qui tonne annonce l’arrivée des Russes, et dés le 10 décembre, la Retraite reprend. Dans la panique. A Jean-Nicolas Noël, un commandant d’artillerie qui attendait des ordres, Murat répondit : « Commandant, nous sommes f…..s. Montez à cheval et filez!»

Selon le général de Ségur, «on eût pu tenir vingt-quatre heures de plus à Vilna et beaucoup d’hommes eussent été sauvés. Cette ville fatale en retint près de 20.000, parmi lesquels trois cents officiers et sept généraux.»

Dans une lettre à Napoléon datée du 26 décembre, le chirurgien français Jean-Baptiste Thuriot s’est inquiété des survivants : «Le pire peut-être s’est passé à Vilna où nos infortunés compagnons espéraient légitimement voir, sinon la fin, au moins l’adoucissement de leurs maux…
C’est à Vilna qu’on a enterré, de juillet à décembre, près de trente mille de nos soldats et qu’on a abandonné en quittant la ville, dans la nuit du 10 au 11 décembre, plus de vingt-cinq mille malades ou blessés. Que sont devenus ces malheureux?»

*Après avoir quitté précipitamment Vilnius à la mi-décembre, Murat finira par abandonner la Grande Armée. Napoléon en confiera le commandement à Eugène Napoléon, le fils d’Eugénie de Beauharnais qu’il avait adopté : «Mon fils, prenez le commandement de la Grande Armée. Je suis fâché de ne pas vous l’avoir laissé à mon départ. Je me flatte que vous seriez revenu plus doucement et que je n’aurais pas éprouvé d’aussi grandes pertes. Le mal passé est sans remède.» Et le 23 au même : « Je trouve la conduite du Roi fort extravagante et telle qu’il ne s’en faut de rien que je le fasse arrêter pour l’exemple ».