samedi 3 juillet 2010

"L'armée meurt de faim"

Cher Vandevoorde,
Dans la soirée du 26 novembre, tu as passé la Bérézina avec ce qui reste de ton régiment.
Vous arrivez au terme de cette longue marche de 800km depuis Moscou qui doit vous mener jusqu'à Vilnius. Les températures continuent à dégringoler, jusqu'à -30° certaines nuits.  Comment avez-vous trouvé la force de continuer à avancer, à mettre un pied devant l’autre, encore et encore et encore? L’énergie que donne le désespoir ou plutôt l’espérance d'atteindre enfin cette ville que vous connaissiez, où vous aviez été fêtés à votre arrivée il y a quelques mois à peine et surtout où vous attendaient d’énormes réserves.

Napoléon lui est de plus en plus inquiet, comme on le découvre en lisant les lettres qu'il écrit en cette fin 1812. Il sait qu'une catastrophe se prépare, que ce qui reste de sa Grande Armée est maintenant en grand danger.

Ainsi le 24 novembre 1812, il demande à Hugues-Bernard Maret, duc de Bassano, son ministre des relations extérieures qui est sur place, de faire « faire à Vilna une grande quantité de vivres ».
Le 27 novembre au même, il insiste, il explique qu’après le passage de la Bérézina, « l’armée est excessivement fatiguée…faites faire une grande quantité de pain biscuité et de biscuit…»
Le 29 novembre, il argumente à nouveau et donne de nouvelles consignes:


"La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure"
«L’armée est nombreuse mais débandée d’une manière affreuse. Il faut quinze jours pour les mettre aux drapeaux, et quinze jours où pourra-t-on les avoir ? Le froid, les privations ont débandé cette armée. Nous serons sur Vilna : pourrons nous y tenir ? Oui si on peut y tenir huit jours…des vivres, des vivres des vivres ! Sans cela il n’y a pas d’horreur auxquelles cette masse indisciplinée ne se porte contre cette ville…Je désire bien qu’il n’y ait à Vilna aucun agent étranger : l’armée n’est pas belle à montrer aujourd’hui à ceux qui y sont…»

De même le 30 novembre : « Si l’on ne peut nous donner 100.000 rations de pain à Vilna, je plains cette ville. Des vivres en abondance peuvent seuls tout remettre en ordre? L’armée est horriblement fatiguée. Voilà quarante cinq jours de marche. Elle a des besoins de toute espèce… »
Mais Napoléon ne dédaigne pas pour autant de faire de la politique. Au mauvais sens du terme. Ainsi le 2 décembre, il donne ses instructions à Anatole de Montesquiou, l’aide camp du prince de Neuchâtel:
«M. de Montesquiou partira sur–le-champ pour se rendre à Paris. …il annoncera partout l’arrivée de 10.000 prisonniers russes et la victoire remportée sur la Berezina…M. de Montesquiou ira aussi vite que possible afin de contredire partout les faux bruits qui auraient été répandus. Il racontera que l’armée a « marché sur le ventre « de l’armée russe, qu’elle « est arrivée à Vilna où se trouve de nombreux magasins qui l’auront bientôt remise des souffrances qu’elle a éprouvées…»
Et le lendemain, dans le 29ème bulletin de la Grande Armée, il fait un compte-rendu très édulcoré de la situation :
«Des hommes que la nature n’a pas trempé assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne révère que malheurs et catastrophes, ceux qu’elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté et leur manières ordinaires et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter …dire que l’armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie, son artillerie et son matériel, c’est le résultat de l’exposé qui vient d’être fait. Le repos est son premier besoin. …dans tous ces mouvements, l’Empereur a toujours marché au milieu de sa Garde…la santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure»
Le même jour sa lettre au duc de Bassano est une bonne illustration de son double langage:
«J’ai 100.000 hommes isolés qui cherchent à vivre et ne sont plus aux drapeaux ce qui nous fait courir d’horrible danger. Que le gouverneur reste à Vilna où il est nécessaire. Qu’il réunisse tous les isolés par corps d’armée, et dans des couvents et les nourrisse bien à ration complète de pain, viande et eau-de-vie. Qu’il fasse arrêter les isolés et les empêche de passer à Vilna. Qu’il condamne à mort tout soldat trouvé avoir abandonné son drapeau et dépassé Vilna ».
Et le même jour au même : « Enfin on m’annonce une estafette et en attendant je reçois vos lettres du 1er décembre. J’y vois l’état de l’artillerie bien détaillé mais je n’y vois pas du tout l’état de vivres qui sont à Vilna…L’armée meurt de faim…Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard…»

Un terrible constat qui n'empêchera pas l'empereur le 5 décembre d'abandonner ce qui reste de sa Grande Armée, et de prendre la route de Paris.