dimanche 30 janvier 2011

Les vieilles mariées

Cher cousin,
J’ai encore laissé passer trop de temps avant de t’écrire, mais le résultat de mes recherches étant mince comme la langue d’un chat*, j’avais préféré attendre.
Le hasard m’a tout de même offert quelques histoires à te raconter. Ainsi dans le registre 1R160 qui répertorie des conscrits ajournés des années antérieures à 1811,  où je m’entêtais à chercher ton cousin Charles Louis Ribeire,  dans une page consacrée à l’arrondissement de Douai où je n’avais aucune chance de le trouver, j’aurais dû passer très vite à la suivante…je me suis arrêtée sur le cas d’un Félix Thiroux qui avait épousé une femme qui aurait pu être sa mère puisqu’elle avait 49 ans. C’était le premier nom de la liste.

Les deux suivants, Constant Lecoyer et Albert Limelette étaient encore plus intéressants puisque leurs épouses avaient l’âge d’être les amies de leurs arrière-grand-mères… Grâce à l’association Racines et Patrimoine, qui a numérisé l’état-civil des communes de l’arrondissement d’Avesnes sur Helpes, j’ai pu lire les actes de mariages de ces unions peu banales.

Saches donc qu’en juin 1809, à quelques jours d’intervalle,  les élus compréhensifs de deux communes proches ont célébré les mariages de Constant Lecoyer, un cultivateur de 23 ans selon son acte de mariage, 29 selon son acte de naissance  avec  Marguerite Baude, une veuve de 80 ans,  et celui d’Albert Limelette, un ouvrier journalier de 23 ans, avec Marie-Barbe Cailliau, une veuve de 87 ans.
Dans les deux cas, les procédures semblent avoir été respectées ; les publications ont été faites «devant la principale porte de l’église» ou devant «la maison commune» et aucune opposition n’a été «signifiée». Leurs familles étaient là, la mère d’Albert Limelette, elle aussi veuve, de même que le père de Constant Lecoyer «cy présent et consentant» et sa mère dont l’avis semble n’avoir intéressé personne.
Dans les formes, ces deux couples ont donc été unis pour la vie, au sens propre, pour éviter la mort. Tu le savais peut-être cher cousin, le mariage c’était une bonne façon d’échapper à la conscription. Ces deux hommes n’étaient pas des conscrits de l’année, mais la menace était réelle. Quelques mois plus tôt, l’armée avait encore réclamé 80.000 hommes supplémentaires, 20.000 sur chacune des classes de 1806 à 1809. Ce retour sur les classes antérieures pouvait légitimement effrayer les familles.

Et ces très vieilles dames, qu’est-ce qu’elles recherchaient ? Simplement sauver la vie de jeunes hommes qu'elles avaient peut-être vu grandir, ou la fin d’une longue solitude, ou bien un peu d'argent pour assurer leurs vieux jours.Dernière précision, Albert Limelette a survécu à l’Empire puisqu’il s’est encore marié deux fois ensuite, en 1829 puis en 1850. Il avait alors 64 ans et non, désolée, je ne peux pas te donner l’âge de ses nouvelles épouses.

La signature un peu tremblante de Marguerite Baude, 80 ans

Pour échapper à la guerre, il y avait aussi ceux qui comptaient sur leur état de santé ; le fait d’avoir une fièvre tenace, d’être teigneux, poitrinaire, goitreux, d’avoir un ulcère à la jambe, une cataracte aux yeux, une complexion faible, une «carie aux vertèbres», une hernie ou la varicelle permettait d’éviter le départ vers l’armée.

Mais la liberté ainsi acquise pouvait être provisoire, car quelques pages plus tard, dans le même1R 160, après un nouvel appel du contingent, non daté, un bon nombre de ceux qui étaient de faible complexion, scrofuleux, ou estropié, qui souffrait d’un estomac faible, de la teigne, les incontinents ou au contraire ceux qui faisaient de la rétention d’urine, et même les épileptiques avec la mention « constaté par d’autres conscrits », tous ou presque portaient désormais la mention « capable» en face de leurs noms.
Mais revenons tout de même au sujet principal de ces recherches, ton cousin Charles Louis Ribeire, ce conscrit de 1811 déclaré « militaire absent » par sa mère en 1814. Mais je ne sais toujours pas dans quel régiment il a été incorporé, et donc où il a disparu. Après avoir consulté une bonne quinzaine de registres aux Archives départementales du nord, je suis toujours bredouille. Car son cas est compliqué. D’abord, il a été classé «à la fin du dépôt » parce qu’il était «fils unique de mère veuve, avec sœurs». Et il y  a cette mention «remplaçant» suivie de mots illisibles dans le 1R 198 sur la conscription de 1811. Il aurait donc remplacé un autre conscrit. Ou aurait été remplacé lui-même…
Enfin ce mardi aux Archives nationales, j’ai tenté d’explorer ce qui me semble bien être la dernière piste pour comprendre pourquoi la famille avait continué à te chercher, enfin à chercher la preuve de ta mort, après le partage de 1820. Car récapitulons : en mars de cette année là, l’affaire de l’héritage Castrique est terminée. Le curateur a rendu l’argent et l’argenterie, tout a été redistribué, point final.  

Alors quels sont les biens, «tes» biens, pour lesquels un nouvel administrateur, Amédée Lut,  est nommé en novembre de la même année ? Pourquoi lancer une procédure «d’absent militaire», pourquoi écrire encore et encore au ministre de la guerre ? C’est d’ailleurs pour retrouver ces lettres que j’étais retournée aux archives nationales. Quand Louis Mélino écrit au ministre de la guerre en 1824, il explique peut-être pourquoi il le fait. J’avais ainsi repéré un très intéressant dossier immatriculé F953 qui contenait des « demandes de recherche relatives à des militaires », mais il était très peu épais, et les rares courriers et récépissés de courriers que j’ai lus ne venaient pas de notre famille. Je reste persuadée que ces biens, tes biens,  que l’administrateur devait administrer, faute de pouvoir les vendre puisque tu étais protégé par la loi sur les « absents militaires », c’était la maison ou l’atelier de ton père… Mais je n’ai trouvé ni jugements, ni documents notariaux, rien de rien. Pour l'instant...

*Jolie expression trouvée dans le Littré, et que tu connaissais sans doute, cher cousin, même si ce dictionnaire a été publié après ta disparition.