jeudi 10 février 2011

Les "unions scandaleuses" d'Avesnes-sur-Helpe

Cher cousin,
J’avais commencé à te raconter ce que je savais de l’histoire des vieilles mariées, ces très vieilles dames  épousées par de jeunes conscrits pour justement échapper à l’incorporation, sans savoir si cela t’amusait, ou t’agaçait…Quand on est mort à la guerre, comment juge-t-on ceux qui ont tricher pour y échapper ?
Je continue  tout de même, puisque j’ai trouvé un cas encore plus impressionnant, celui  d’un jeune de 19 ans marié avec une femme de 99 ans !
Il s’appelait de Jean-Baptiste  Lion, était  instituteur à l’école primaire, et habitait Neuf-Mesnil. Elle s’appelait  Françoise Broguer,  était  veuve depuis 1793 et demeurait en la commune de Feignies. Le 17 juin 1809, ils se sont donc mariés, en présence essentiellement de la famille du jeune homme  et du percepteur des contributions de la commune. Les formes ont été respectées même si la signature de la « jeune » mariée ne figure pas sur l’acte de mariage*. Il est juste spécifié qu’elle  « a déclaré ne savoir ni ne pouvoir signer ». 
Dans la lettre du préfet du Nord
Les deux unions dont je te parlais dans ma dernière lettre comme celle-là ont un point commun, le fait d’avoir été célébrées en juin 1809 autour  d’Avesnes-sur-Helpe, une petite commune située à 120 kilomètres au sud-est de ta chère Armentières. Je ne sais pas qui a eu l’idée de ces mariages, ni comment elle s’est propagée. Mais le préfet du Nord (François René Jean de Pommereul ?) a recensé dans cet arrondissement 16 « unions scandaleuses » comme celles-là sur les 18 qu’il a repérées dans son département.
« Unions scandaleuses », ce ne sont pas mes mots mais les siens. Il était très en colère, et il a écrit par deux fois, en juin puis en novembre,  au ministre d’Etat, directeur général des revues et de la conscription militaire. En 1809, c’était Jean-Girard Lacuée, le futur comte de Cessac. Je n’ai pas pu lire sa première lettre, mais la seconde est conservée aux Archives nationales**.
« Monseigneur,
J’ai eu l’honneur d’informer Votre Excellence par ma lettre du 30 juin dernier, que le bruit qui s’était répandu vers cette époque d’une prochaine levée, avait porté plusieurs conscrits de l’arrondissement d’Avesnes à contracter mariage avec de femmes veuves et indigentes par le déclin de l’âge dans l’espoir de jouir de l’exception (les hommes mariés n’étaient pas incorporés) dans le cas ou cette levée aurait lieu.
Vous m’avez annoncé, Monseigneur, par votre lettre du 5 juillet dernier que vous aviez proposé à Sa Majesté de ne pas appliquer aux conscrits qui avait formé ses unions scandaleuses l’exception prononcé par le sénatus-consulte *** relatifs aux levées précédentes.
La levée a été ordonnée mais le sénatus-consulte a prononcé l’exception pour tous les conscrits mariés non divorcés.
Le décret impérial du 12 octobre n’a pas statué par rapport aux mariages de l’espèce que j’ai signalés
Le silence de la loi sur cet abus ne me paraissant pas devoir fonctionner, le conseil de recrutement a décidé que ces conscrits seraient ajournés à la levée de 1811 en attendant qu’il ait une connaissance officielle de la décision prononcée. »

Une lettre que le ministre d’Etat, directeur général des revues et de la conscription militaire, va transmettre à ton empereur le 21 novembre, comme il avait semble-t-il transmis la première. Là encore, je ne résiste pas au plaisir de te laisser lire ce courrier, intégralement.

« J’avais eu l’honneur de mettre sous les yeux de Votre Majesté un projet de décret relatif à des mariages contractés par des conscrits avec des femmes âgées de plus de 60 ans.
Votre Majesté a n’a pas jugé utile de devoir donner son approbation à ce projet espérant que le mal ne s’aggraverait point.
J’avais applaudi au sentiment qui avait empêché Votre Majesté de donner son approbation parce que le sentiment était honorable pour le peuple français.
Une lettre du préfet du Nord que je viens de recevoir me porte de retourner de nouveau  à Votre Majesté.
Elle verra que dans un seul arrondissement, il a été constaté des mariages qui blessent les mœurs,  qui nuisent à la population et qui semblent déjouer les lois.
Mais si Votre Majesté persiste à ne pas vouloir rendre un décret que l’histoire consignerait peut-être dans les annales et qui pourraient jeter une ombre fâcheuse sur une période d’ailleurs rayonnante de gloire, au moins Votre Majesté pourrait- elle m’autoriser à regarder pour la conscription seulement les mariages comme non advenus en me prescrivant de ne prendre des décisions de ce genre que lorsqu’il me seroit prouvé que le désir d’échapper  service militaire a seul déterminé à les contracter. »
Mais Napoléon n’en fît rien. Rien en tout cas n’indique dans le registre de l’état-civil de Neuf-Mesnil  que ces « unions scandaleuses » aient été annulées…
Jean-Baptiste Lion est mort en 1830. Grâce à ce mariage, lui aussi a donc survécu à Napoléon. Pourquoi  pour échapper à la conscription, ce jeune homme de 19 ans avait-il épousé une aussi vieille dame? Peut-être parce qu’il savait à quel point il était difficile à l’époque de divorcer. Son père avait pu le conseiller, il était clerc, peut-être chez un notaire.

Son épouse est décédée en mars 1812, presque trois ans après son mariage; elle avait 102 ans. C'est son voisin et son petits fils - né d'un précédent mariage - qui ont fait les démarches. Elle habitait toujours Feignies, à quatre kilomètres de Neuf-Mesnil où vivait son "mari".
Puisque le sujet t’intéresse, je peux te proposer  un autre cas soumis à l’arbitrage de l’empereur. Il s’agissait de celui de la famille Degrave de Vieux-Berquin ;  « un cultivateur qui a eu douze enfants, il lui en reste huit dont trois frères jumeaux qui appartiendront à la conscription de 1811 ». Le cas de deux frères était prévu, l’un partait à la guerre et l’autre pas. Des triplés, ce devait être plus rare.  Je ne sais pas si c’est Napoléon qui a tranché, mais des trois frères, un seulement est parti à la guerre. L’histoire ne dit pas comment le choix a été fait. Ni ce qu’il est devenu.
Enfin ce rapport à sa majesté l’Empereur, à propos de  « difficulté corse », la mention est manuscrite…
« Sa Majesté n’ignore pas que les lois sur la conscription ont toujours été incomplètement exécutées dans l’ile de Corse … » Quel rapport avec le Nord ? Aucun cher cousin, mis à part que dans ta famille aujourd’hui, et oui, il y a aussi des Corses…
Il me fallait encore te donner des nouvelles de la difficile recherche de ton cousin Charles-Louis Ribeire… J’ai progressé mais très peu. Il aurait remplacé un conscrit de 1810, un Jean-Joseph Delebarre qui habitait Haubourdin, à une quinzaine de kilomètres d’Armentières.  
L’enquête continue…
*Merci encore à l'association Racines et Patrimoine qui m'a communiqué cet acte.

**Cette lettre du préfet du Nord et les difficultés de mettre fin à ces mariages blancs sont mentionnés et détaillés dans l’étude de l’historienne américaine Jennifer Heuer ; « Réduit à désirer la mort d’une femme qui peut-être lui a sauvé la vie » : la conscription et les liens du mariage sous Napoléon », Annales historiques de la Révolution française, 348 | Avril-Juin 2007, URL : http://ahrf.revues.org/9013
***Sénatus-consulte : acte voté par le sénat et ayant valeur de loi.