jeudi 3 mars 2011

Si tu étais rentré en 1814…

Cher cousin,
Si comme ton ami Georges Dujardin, tu avais été fait prisonnier et avait réussi à rejoindre Lille à la fin de l’année 1814, tu serais tombé de bien haut.  
Epuisé, mais tout joyeux, je t’imagine assez bien courir ou marcher à grand pas vers la rue Lepelletier, vers chez toi, vers ton père,  avant de découvrir dans un ordre indéterminé que ce n’était plus chez toi, que ton père était mort et que son logement avait été vendu.
Je ne peux pas encore de donner le récit complet des évènements. Tu sais déjà que ton père est décédé le 14 février 1814. Tu étais son seul héritier. La dernière fois où la famille avait eu des nouvelles de toi, tu étais stationné en Allemagne. En ce début d’année 1814, tu ne bénéficies pas encore de la protection de la loi sur les absents militaires, ni même de celle sur les  absents tout court. Tu n’es encore qu’un « absent présumé ».
Le cas « particulier où il s’ouvre une succession au profit de l’absent présumé » est prévu par l’article 113 du code Napoléon promulgué en mars 1804.  « A la requête de la partie la plus diligence », le tribunal devait nommer un notaire « pour représenter les présumés absents dans les inventaires, comptes, partages et liquidations dans lesquels ils seront intéressés ».  Article 113 complété par l’article 114 qui précise que « le ministère public » est « spécialement chargé de veiller aux intérêts des personnes présumées absentes ».
Il y avait aussi le décret du 15 ventôse an 2 (5 mars 1794) relatif aux scellés apposés après le décès de citoyens dont les défenseurs de la patrie sont héritiers». Il indiquait que si l’héritier n’avait pas donné de ses nouvelles dans le délai d’un mois, un curateur devait être nommé, qu’il pouvait « faire procéder à l’inventaire et vente des meubles ; et à l’administration « des immeubles en bon père de famille ».
Rien ne stipulait qu’une propriété pouvait être vendue. C’est pourtant ce qui a été fait puisque le 16 mai 1814, le bureau des enregistrements et des hypothèques de Lille (conservé aux Archives Départementales du Nord  cote 4Q 41/98)  enregistre la déclaration de Mathieu Bin (ou Hin), qui « en qualité curateur de François Louis Vandevoorde », déclare  la vente publique pour 922,35 francs d’une pièce d’immobilier qui appartenait à ton père. Etait-ce son logement ?
Dans l’intervalle, cet homme avait donc été chargé d’administrer tes « biens », le premier curateur d’une série d’au moins trois. Peut-être à l’issue d’un premier conseil de famille dont je n’ai pas encore trouvé la trace.
Le second se tiendra à Armentières, après la mort, le 26 juillet de la même année, de  Joseph – François – Xavier Castrique, le rentier d’Armentières. Je t’ai déjà parlé de son testament, de l’inventaire de ses biens, du partage et de  la récupération de ta part par la famille de ta mère en 1820.
 Ce conseil de famille se tient le 17 octobre 1814, soit presque un mois avant le partage de cet héritage. Le rentier d’Armentières est mort depuis presque trois mois. Ne le prends pas mal, mais sans les formalités à respecter en raison de ton absence, le dit partage aurait sans doute déjà eu lieu.
Selon le code civil, le  Conseil de famille devait être  composé de « six parents et alliés pris tant dans la commune  que dans la distance de deux myriamètres moitié du coté paternel moitié du coté maternel ». Je suppose que tu connaissais le myriamètre, une mesure d’itinéraire qui vaut dix mille mètres, soit environ deux lieues et demie.
Mais ce jour là, la famille de ta mère était essentiellement représentée par ton oncle, le chaudronnier Louis Ribeire, et par Louis Joseph Thévelin, marchand orfèvre et Louis Bernier, lui aussi marchand, les deux présentés comme « cousins », ce qui pour le second au moins est douteux, puisque jamais plus ce qualificatif ne sera accolé à ce nom. Du coté de ton père, ce n’était  pas mieux puisqu’il n’y avait personne. En lieu et place, trois habitants d’Armentières, Pierre François Prassel, concierge à l’hôtel de la mairie, Thomas Dubois, garde-champêtre, et Xavier Descamps, fripier.
Dans le compte rendu classé dans le registre 4U 25/53, le juge de paix indique que « nous avons informé son Excellence le ministre de la guerre et le sieur François Louis Vandevoorde de l’apposition des scellés par nous faite sur les meubles et effets du sieur Joseph François Xavier Castrique, rentier et ancien administrateur des secours publics d’Armentières…duquel François Louis Vandevoorde est habile à se dire et porter héritier…le délai d’un mois étant expiré depuis lors sans que le dit absent ait envoyé de procuration ; nous avons convoqué le présent conseil de famille pour lui nommé un curateur… à l’effet d’agir  et stipuler pour ses intérêts dans toutes les opérations de la succession du sieur Castrique et de régir, gouverner et administrer ultérieurement ses biens et affaires ».
Enfin bref, c’est ce jour là que ton « cousin » Louis Bernier a été « unanimement » choisi pour être ton curateur, et il a prêté le « serment de bien et fidèlement s’en acquitter ». Nous connaissons la suite… Et la nomination de ce deuxième curateur, celui d’Armentières, se fait sans mentionner celui qui a été nommé à Lille quelques mois plus tôt.
En feuilletant ce registre qui répertorie les conseils de famille d’Armentières,  j’ai aussi trouvé l’acte d’émancipation de ta cousine Claire Aimée Ribeire. Il est daté du 22 novembre 1814. Elle n’avait que 16 ans. Pourquoi s’est-elle trouvée ainsi placée « hors de toute jouissance » par sa mère?  J’avoue que je l’ignore. A priori pas pour se marier puisque toujours selon le code civil, le «  mineur » était « émancipé de plein droit par le mariage ». Et ce n’est qu’en juillet1820 qu’elle épousera le serrurier Jean-Baptiste Herbault. Comment a-t-elle vécu pendant ces six années ?  Mystère.
Comme tu l’as remarqué cher cousin, chaque réponse apporte de nouvelles questions. A bientôt.