mercredi 13 avril 2011

Morts mais en "bon état de santé"


Cher cousin,
Cette lettre comme toutes les autres, j’ai essayé de te l’écrire «avec le respect que les vivants doivent aux morts» selon l’expression qui caractérisera le méticuleux travail des chercheurs lituaniens et français qui ont étudié les squelettes, vos squelettes, découverts à Vilnius.
Et eux avaient sur moi l’avantage de n’en connaitre aucun, personnellement…Enfin autant que l’on puisse connaitre le cousin d’une arrière-arrière-arrière grand –mère, mort il y aura 200 ans l’année prochaine.
Mais voilà, je te fréquente depuis toujours… et t’écrire ces derniers mois nous a, tu l’avoueras, considérablement rapprochés.
Bref, je vais te parler de toi, ou plutôt de ce qui est resté de toi et de tes compagnons d’armes quand vous avez quitté ce monde, avec l’aide une fois de plus du livre «Les oubliés de la retraite de Russie ».
Une image d’abord, celle de milliers de sacs en plastiques entassés dans la salle d’anatomie de la faculté de médecine de Vilnius. A l’intérieur, des os. Les uns contiennent les restes d’un homme, les autres des mélanges, en vrac.
3284 corps au total sur les quelques 40.000 morts de ces terribles journées de décembre 1812 à Vilnius.
©Yann Ardagna CNRS UMR 65/78 Université de la Méditerranée
Comment sont-ils ? Grands : 1,71m de moyenne, plus que la moyenne de la population de l’époque. Ils sont jeunes, 85% ont comme toi moins de 30 ans. Ce sont surtout des hommes mais l’examen des squelettes révèlera la présence de quelques dizaines de femmes. Ce sont des gens robustes, avec des dents saines,  un « pourcentage de caries inférieurs aux indices actuels »,  et la trace caractéristique des fumeurs de pipe hollandaise, en terre, elle était « particulièrement abrasive ». 
Je m’attends à t’entendre ricaner, mais ces morts de Vilnius présentent « un bon état de santé général ». La conscription avait éliminé les plus faibles, les malades et les amputés,  les aveugles et les épileptiques …Et les moins résistants comme les blessés s’étaient perdus dans l’hiver glacé bien avant d’arriver en Lituanie.
Ils sont d’autant plus en bonne santé, qu’il y a peu de blessés. Les principales fractures relevées par les chercheurs du CNRS sont liées à la manipulation de vos cadavres gelés. Ou elles sont  antérieures à la retraite de Russie. Je ne te citerais que le cas de cette adolescent qui a reçu une balle dans le fémur, peut-être à la bataille Borodino, qui a réussi à parcourir les quelques 800 km entre Moscou et Vilnius. 
Toi-même, cher cousin, tu es mort « par suite de tes blessures » selon le tribunal de Lille. J’ignore dans quelles circonstances ; le témoignage de Georges Dujardin, comme l’enquête qui a permis au juge de prendre sa décision n’ont pas été retrouvés.  Mais tu souffrais aussi de la faim, du froid et de l’épuisement.
Et je n’oublie pas de compter les poux parmi les très nombreux ennemis des rescapés de la Bérézina. Ces très vieux compagnons de l’homme, pour son malheur,  infectaient un tiers des soldats morts à Vilnius selon les chercheurs. Le typhus a ainsi été fatal à beaucoup d’entre vous.