mardi 31 mai 2011

A Vilnius, dans les traces de tes pas

Cher cousin,

Désolée, vraiment désolée. C’est la première fois que je laisse défiler autant de jours – presque un mois - sans t’écrire mais il se passe en cette année 2011 des évènements si extraordinaires que j’ai eu peu de temps pour penser à toi ; le dernier en date, l’embastillement dans  la lointaine Amérique pour une affaire de mœurs d’une très célèbre personnalité française, un Napoléon de la finance internationale qui aurait pu l’année prochaine être élu président de la République…
Je voulais aussi de parler des dernières informations que j’ai reçues sur ton héritage, ou plutôt sur ta succession, mais là encore j’ai manqué de temps pour tout remettre dans l’ordre…
Ré-inhumation officielle en juin 2003 des squelettes découverts à Vilnius©Professeur Olivier Dutour
En attendant,  je te propose de retourner à Vilnius.  Depuis ma dernière lettre,  j’espère que tu as pardonné mon absence à la très belle cérémonie de ta ré-inhumation officielle.  Mais j’étais bien décidée à faire le voyage, et l’été dernier, j’ai profité de l’organisation d’une exposition autour des objets découverts dans les fosses pour me décider à réserver une place dans un avion*  et une chambre dans un hôtel.
Si tu étais toi-même tombé du ciel dans  la vieille ville de la capitale de la Lituanie en ce début du 21ème siècle, tu n’aurais pas eu de mal à reconnaitre les lieux tels que toi et les soldats de la Grande Armée vous les avez découverts, sous les acclamations de ses habitants, en juillet 1812, au tout début de la Campagne de Russie.
En plissant un peu les yeux, en effaçant mentalement tous les signes de la modernité, je n’ai d’ailleurs pas eu trop de mal à t’imaginer scrutant l’horizon depuis la tour de Gediminas, marchant dans les ruelles pavées, passant sous une arcade ou attablé tranquillement avec tes camarades devant un plat de Ceppelinai** arrosés de bière Svyturis (elle existe depuis 1784) dans l’un des restaurants  creusés en sous-sol de la rue Pilies (Pilies gatvė) qui  existaient peut-être déjà à ton époque...
Dans les profondeurs d'un restaurant de la rue Pilies
©SJ

Alors je suis allée moi aussi scruter l’horizon depuis la tour de Gediminas, accessible aujourd’hui avec un petit téléphérique, j’ai arpenté les rues de la vieille ville guettant dans les vieux pavées les traces de  ton passage, et j’ai choisi un restaurant lituanien pour y goûter à mon tour  des Ceppelinai** (j’avoue que je les ai trouvés assez fades) et de la  Svyturis…
- Excusez moi mademoiselle, ce  restaurant existait-il déjà il y a deux siècles ?
- Je ne sais pas, je ne travaille là que depuis la semaine dernière…
La porte de l'Aurore en 1847 et en 2010
©SJ
Au bout de cette rue si animée, l'un des sites de la tragédie, la si étroite porte de l’Aurore, le seul accès à la ville pour les rescapés de la Bérézina, un piège qui sera révélera mortel pour des milliers d’entre vous.

Puis c’est en tramway* que je me suis rendue rue Zukausko, sur le site de la découverte du charnier, dans  un quartier d’immeubles comme on en trouve aujourd’hui dans toutes les villes du monde…  là encore les passants n’ont rien pu faire pour m’aider ; quand le quartier était en construction, eux n’étaient pas là, et s’ils avaient entendu parler de cette affaire, il me manquait dans mon mince vocabulaire russe,  les mots charnier et squelette …

Rue Zukausko, là où ont été découverts les charniers
©SJ

Ce que je voulais surtout,  c’était  voir ton shako, enfin le shako qui pourrait avoir été le tien. Un vœu exaucé grâce à l’intervention de l’attaché militaire de l’ambassade de France puisque l’ouverture de l’exposition avait été retardée, et qu’après tout, c’était une affaire de soldat.
Mais l’étape la plus  émouvante de ce court séjour, plus que de tenir dans les mains ton  shako cher cousin,  a été ma visite au cimetière d’Antakalnis où vous avez tous été ré inhumés, vous les soldats de la Grande Armée découverts dans ces fosses de Vilnius.
Dans cet  immense et magnifique cimetière en collines, lieux de paix  pour soldats de tous les pays et de toutes les époques, j’ai eu un peu de mal à trouver votre tombe commune, ce rectangle de pelouse avec une plaque en hommage aux « soldats de l’armée des Vingt Nations qui composaient la Grande Armée de l’empereur Napoléon 1er, morts à Vilnius au retour de la campagne de Russie en décembre 1812 ». Tu m’as vu revenir le  lendemain avec un petit bouquet bleu, blanc, rouge, au nom de tous les membres de ta famille qui depuis 1812 ont attendu ton retour, espéré des nouvelles,  se sont transmis ton petit portrait, d’une génération à l’autre. J’ai été touchée, cher cousin, par la beauté du lieu. Par l’impression pour la première fois de t’avoir retrouvé. D’avoir achevé une quête familiale. Je reviendrai à Antakalnis.

*Il va falloir que je te parle de tous ces nouveaux moyens de transport...
** Didžkukuliai ou Zeppelin, des boulettes de pommes de terre géantes, habituellement fourrées de fromage; c’est le plat national de Lituanie.