jeudi 23 juin 2011

Trois héritages

Cher cousin,
Le doute a enfin été levé. Comme je le pensais depuis plusieurs mois, ce n’était pas un mais deux héritages qui t’attendaient à ton retour de la Campagne de Russie. Encore eût-il fallu que tu y survécusses, comme aurait pu l’écrire dans ses Mémoires la duchesse d’Abrantès.
Si le froid, la faim et les combats t’avaient épargné,  tu aurais pu hériter de ton père décédé en février 1814, puis d’un rentier d’Armentières, un cousin de ta grand-mère Scholastique Castrique, mort quelques mois plus tard.
Le second héritage était beaucoup plus important que le premier, mais les héritiers étaient, eux aussi,  plus nombreux. Dans son testament, Joseph François Xavier Castrique, sans enfants, avait couché aussi bien ses parents du coté de sa mère Julie Picavet, les Dennequin Jean Baptiste et Albertine Félicité ainsi que Jean Lermitte, que les descendants du frère de son père, Pierre François Castrique.
Tu sais déjà que tout bien compté,  ta part de l’héritage Castrique s’élevait à 846,76 francs plus deux services d’argenterie, et quelques boucles ( ?).  Et tu connais l’histoire du curateur Louis Bernier et de sa dette que devront payer ses enfants à partir de 1820.
L’héritage de ton père va rester longtemps plus mystérieux, faute d’archives familiales. Je sais que tu en étais le seul héritier,  ta mère Claire Bernardine Ribeyre  (parfois prénommée Eléonore)  est décédée quand tu avais dix ans, tes sœurs Scholastique et Sophie, et ton frère Henri n’ont jamais fêté leurs deux ans.
Quand il meurt en février  1814, le curateur Mathias Bin (ou Hin) fait procéder à la vente publique de son appartement d’une seule pièce, rue Lepelletier à Lille. Le registre des Mutations et Hypothèques conservé aux Archives départementales du Nord mentionne la somme de 902 francs.

Il n’en sera plus question avant la décision du Tribunal de Lille qui va juger en mars 1825 ta mort « suffisamment prouvée », permettre ainsi l’enregistrement de ton décès à l’état-civil et donc ouvrir ta succession.

Faute de savoir où chercher, je vais perdre du temps avant d’apprendre l’existence des tables des successions et absences, et consulter le registre de 1825 où elle est enregistrée à la date du 13 août. Mais cette table, ce n’est qu’un  index, ta succession doit être détaillée dans le registre suivant, le 3Q 318-4O.

Autant dire que je touche au but. Hélas, je vais vite apprendre qu'il est impossible de le voir; il est exposé aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix.
Le mot qui me vient alors à l’esprit, cher cousin, c’est celui de Cambronne, que tu connaissais peut-être comme commandant du 3ème régiment de voltigeurs pendant la Campagne de Russie ; savais-tu qu’il avait commandé la place de Lille en 1820 ?

Mais non, j’oublie que tu es mort en décembre 1812, que de Waterloo tu n’as jamais entendu parler,  ni de sa réponse cinglante, en cinq lettres, aux Anglais qui le sommaient de se rendre. A moins que ce ne soit une légende…

Quoiqu’il en soit,  grâce à la gentillesse de la responsable de cette exposition, je finirai par recevoir la transcription de ce registre.

 L’affaire se règle le 3 août. C’est Louis Melino qui se présente, au nom de son  épouse Catherine Thérèse Ribeyre, de la sœur de celle-ci Claire épouse de Louis Herbault,  et Louis  Ribeyre pour remplir les dernières formalités. Il rappelle la décision du Tribunal de Lille et déclare que ta succession se compose de la somme de 1000 francs due par le sieur Lutun, le curateur de l’absent (c’est lui qui a succédé à Louis Bernier). Louis Melino devra payer 25 francs de droits d’enregistrement. C’est aussi lui, tu t’en souviens, qui a versé 25 francs  à Georges Dujardin pour son témoignage sur les conditions de ta mort et 126,50 francs à l’avoué Desrousseaux pour ses honoraires. Ton héritage, il le voulait vraiment ; malgré la vente de ses blasons, il devait être dans la dèche. A sa mort en 1859, ses deux enfants Julie et Victor n'ont hérité que de 114 francs, une somme dont il fallait déduire les frais de succession...

Mais revenons sur ces 1000 francs - environ  dix ans de solde d’un simple soldat de la Grand Armée ou 16 mois de salaire d’un ouvrier -  ils vont donc se les partager à trois puisque, cher cousin, tu ne reviendras jamais réclamer ta part.

- « Et le troisième héritage dont il est question dans le titre? »
Au point où nous en sommes,  faisons comme si tu avais posé la question. Et bien le troisième, il nous concerne peut-être tous les deux.

 Comme tu as suivi mes recherches depuis le début, tu sais combien elles ont été riches en découvertes mais aussi en tâtonnements…tu as partagé mes hypothèses et approximations, attendu le retour des demandes d’informations et lu les documents par-dessus mon épaule. Avant de vivre avec moi  les temps bénis où les pièces du puzzle semblaient se ranger à leurs places.

Revenons donc sur les deux services d’argenterie dont tu devais hériter du rentier d’Armentières. Il y avait deux jeunes femmes parmi tes héritières, tes cousines, les deux sœurs Ribeyre.

Il n’est donc pas interdit de penser que chacune en a reçu un. Catherine Thérèse Ribeyre marié avec Louis Mélino a deux enfants ;  seule leur fille Julie deviendra adulte. Elle vivra même jusqu’en 1903. Là, nous ne sommes plus à ton époque, sous l’empire, dans les livres d’histoire, mais à l’orée de la mienne, au tout début du 20ème siècle. Le fils de Julie Mélino sera le père de ma grand-mère. A tout moment, l’un ou l’autre a pu vendre ou offrir ce service. Il a aussi pu être perdu ou volé. Mais voilà, cher cousin, il faut que je te le dise, l’argenterie de ma grand-mère, c’est moi qui en ai héritée…